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La mère d'Emily parle toujours à voix basse. Les livres l'intimident. Son entourage fait d'elle une inculte et son manque de goût pour l'écriture devient une de ces plaisanteries familiales qui permettent d'enterrer un proche de son vivant, à grandes pelletées de rires. Ils ont tous la dent dure dans cette famille, sauf elle. Peut-on survivre sans être jamais cruel ? Cela ne l'empêche pas d'avoir une vue poétique – c'est-à-dire précise – du réel. Elle raconte à Emily qu'à l'enterrement de Jenie Hitchcock, une poule suivie par ses poussins a essayé, en volant, de sauter par la fenêtre jusqu'au lit de la morte. Le canevas fait, Emily le remplit de ses couleurs : je suppose, dit-elle, que la poule et ses poussins voulaient dire adieu à celle qui les nourrissait. Emily dès qu'elle a douze ans aide sa mère au jardin, partage son amour des anémones naïvement coloriées. Plus tard, penchée sur une page blanche, elle travaille à changer la mélancolie maternelle en compassion pour toutes les vies perdues.
En 1875 une attaque de paralysie place la mère sous la dépendance absolue de la fille. Une douceur les enveloppe qui auparavant n'existait pas aussi pure. Puis c'est la mort capitale en 1882. Quand nous avons tout perdu, quelque chose nous en prévient au creux du ventre, une meule de deux cents tonnes tombée du ciel dans nos entrailles. Emily n'assiste pas aux funérailles. Elle reste dans sa chambre, assise à sa table, à regarder l'insatiable bleu du ciel. « L'éternité monte autour de moi comme une mer. » Il y a des événements si puissants qu'ils arrachent notre cerveau de notre crâne.
Le paradis est l'endroit où nous n'aurons plus besoin d'être rassurés.